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Formulation d'un modèle neurocognitif du trouble schizophrénique : Saillance du familier (le sens cristallisé) vs Prégnance contextuelle (le sens fluide).

Posted by Jean-Paul Laurent (manager) on 02/08/2015
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S’intéressant au rôle de la dopamine dans les systèmes de récompense et dans la saillance de la motivation[1] Kapur et al. suggèrent que les symptômes psychotiques résulteraient d’une assignation erronée de la nouveauté  et de la saillance à des objets ou des associations de pensée (Kapur et al. 2006). Normalement, l’activité, liée au contexte, des systèmes dopaminergiques  médiatise l’expérience de la nouveauté et l’acquisition adaptée de la saillance de la motivation (Shizgal 1997; Berridge and Robinson 1998). Kapur et al. formulent  l’hypothèse que dans la schizophrénie un ensemble de prédispositions environnementales et génétiques produit un dysfonctionnement du système dopaminergique qui se manifeste par une régulation de son  activité indépendamment des indices du contexte. Le processus normal, lié au contexte, est remplacé par un processus endogène d’attribution de la saillance et de la nouveauté aux stimuli.  Ainsi le système dopaminergique, qui dans les conditions habituelles médiatise la régulation de la saillance ou de la nouveauté liée au contexte, dans le processus psychotique conduit à l’émergence de saillance ou de nouveauté aberrante (Kapur 2003). Les signes de la psychose avérée sont le délire et les hallucinations bien que dans la période de prodrome les patients ne présentent que peu ces phénomènes. Durant cette période, l’activité dopaminergique est indépendante ou  inappropriée au contexte. Ce qui se traduit dans la subjectivité du patient par un sentiment de perplexité et de « concernement » (Grivois 1991) face aux situations faussement nouvelles ou  saillantes qu’il rencontre. Les patients s’y trouvent confrontés sans pouvoir leur assigner un sens compréhensible. Ce qui ne fait que croître leur perplexité et « concernement. » et se marque par des comportements de plus en plus étranges. On assiste à une augmentation de la perplexité, de la confusion et du changement de l’humeur et du comportement jusqu’à ce que cela se fige dans un délire. Il n’est pas question de réduire la complexité de la phénoménologie de l’expérience psychotique à la pathologie de la régulation d’une simple molécule organique mais plutôt de formuler une hypothèse sur le lien entre le plan clinique et le plan somatique ou entre la causalité finale et la causalité matérielle[2] pour reprendre une distinction que nous avions mis en exergue de notre thèse en 1991. Les traitements antipsychotiques en réduisant la transmission dopaminergique  calment les manifestations de la saillance motivationnelle. Ce qui se traduit, en début de traitement par ce sentiment de détachement rapporté par les patients, un passage à l’arrière plan de leur préoccupation, des hallucinations et du délire, plutôt qu’un réel effacement de ces symptômes. Dans la mesure où les traitements antipsychotiques bloquent l’expression des désordres du système dopaminergique, ils n’inversent pas ni l’étiologie sous-jacente ni le désordre du système dopaminergique. Aussi, à l’arrêt du traitement  les dysfonctionnements dopaminergiques réapparaissent. Les mêmes idées, schémas et croyances qui participaient aux symptômes des patients sont réinvestis par la saillance de motivation et recommencent à organiser les comportements. Les hypothèses formulées ci-dessus valent pour les symptômes délirants et hallucinatoires de la schizophrénie (Holt et al. 2006) non pour les Troubles Formels de la Pensée (Condray et al. 2003). En fait  cela concerne plus pour le phénomène psychotique dans la schizophrénie que  la schizophrénie per se (Kapur et al. 2005).

 

L’ensemble de nos travaux de recherche, nous conduit à formuler l’hypothèse suivante : Il est nécessaire de distinguer l’effet de deux mécanismes qui sont mis en jeu dans les traitements cognitifs. D’une part une saillance du familier qui regroupe la saillance de motivation telle que Kapur  en définit les effets (Kapur et al. 2005) et l’hypothèse de la saillance graduée de Giora (Giora 2003) telle que nous l’avons étudiée. Cette saillance  du familier, originaire, qui agit dans le domaine physique (Kapur) ou linguistique (Giora),  se caractérise par le caractère irrépressible de sa mise en jeu à partir des stimuli qui jaillissent à la conscience. Les Troubles du Contenu de la Pensée traduisent une rupture dans la régulation de cette saillance (Laurens et al. 2005). Cliniquement cela correspond aux patients que nous avions appelé TFP- dans notre travail de thèse et notre article de 1992 (Laurent and Baribeau 1992). D’autre part une prégnance[3] contextuelle qui résulte de  la mise en jeu d’inférences faites à partir d’indices contextuels  avant tout évaluation de leur signification propre. Elle reflète la mise en jeu de stratégie complexe de nature linguistique (sémantique ou syntaxique) ou non (Lelekov et al. 2000). Le mécanisme de « pigeon-holing[4]» postulé par Broadbent peut-être interprété également comme une manifestation de la prégnance contextuelle (Broadbent 1971). Rappelons ici que nous avons montré dans notre thèse que ce mécanisme est très perturbé chez les patients schizophrènes TFP+. Les Troubles Formels de la Pensée, dans la schizophrénie, témoigneraient d’une rupture dans le fonctionnement de la diffusion de cette prégnance (Condray et al. 2002; Kuperberg et al. 2006). .

Position du problème et hypothèse

La distraction peut être définie comme une re-orientation  de l’attention d’une tâche pertinente vers une non pertinente. Dans ce sens on peut considérer celle-ci comme un obstacle dans l’exécution correcte d’une tâche. Toutefois cela peut aussi être vu comme un mécanisme utile à la survie du sujet, qui l’oblige à prendre en compte un événement biologiquement important pour sa conservation quelque soit la tâche qu’il soit entrain de réaliser. Dans l’attention auditive Näätänen (Näätänen 1992) considère que l’effet de distraction est dû à la saillance d’un stimulus inattendu. Des études ont montré que dans ces  conditions les performances diminuaient  dans la tâche en cours  (Schröger and Wolff 1998; Escera et al. 2000). La modulation de l’amplitude de la composante P3a a été interprétée comme un indice de ce saut attentionnel. Cette composante est précédée par une augmentation d’amplitude de la composante N1 et de la MMN. A la suite de ces composantes, il est possible d’enregistrer une négativité tardive la négativité de réorientation (RON reorientation negativity) qui reflèterait le retour de l’attention sur la tâche principale (Schröger et al. 2000). Notre travail de thèse avait déjà abordé cette question dans une tâche d’écoute dichotique. Le résultat principal établi était que l’amélioration clinique des patients TFP- se traduisait par une réduction de l’amplitude de la composante P3a ce que nous interprétions comme une manifestation de la diminution de la distraction chez ses patients. Par contre ce phénomène n’était pas présent chez les patients TFP+ même chez ceux qui s’amélioraient cliniquement. De nouveaux paradigmes plus pertinents pour distinguer l’influence de la distraction de la saillance sur les traitements cognitifs sont désormais disponibles (Berti and Schröger 2003; Muller-Gass et al. 2007).

Notre hypothèse est que l’amélioration  clinique en particulier des phénomènes délirants et hallucinatoires serait concomitant d’une réduction de la distraction liée à la saillance des stimuli et d’une normalisation de l’amplitude des composantes du potentiel évoqué reflétant les mécanismes pré attentionnels (complexe MMN-P3a)  chez les patients schizophrènes en particulier peu désorganisés (TFP-).

 

Dans une perspective plus lointaine, une implication de nos travaux sera une meilleure compréhension des processus cognitifs qui sont réduits (ceux qui sous-tendent la diffusion de prégnance ou cognition « fluide ») et qui sont augmentés par compensation (ceux qui sous-tendent l’effet de saillance ou cognition cristallisée) chez les patients schizophrènes. Ces connaissances pourraient alors être mis au service des projets de rééducation cognitive des patients dans une logique qui répondrait à la question suivante : comment les mécanismes sains peuvent-ils compenser les mécanismes défectueux? Peut-on corriger les perturbations de la diffusion de la prégnance par les effets de la saillance et comment ?

Les résultats de ces travaux pourraient également donner lieu à de nouvelles recherches pour comprendre le rôle des systèmes neuromodulateurs et neuroendocriniens  et/ou  l’action des psychotropes sur la prégnance contextuelle (cognition fluide) et sur la saillance du familier (cognition cristallisée) chez les patients neuropsychologiques

Par ailleurs, la distinction saillance/prégnance indique 2 modalités de la pensée, de même que celle corpuscule/ondulatoire désigne 2 aspects de la matière.

 

 

Berridge K. C. and Robinson T. E., 1998. What is the role of dopamine in reward: hedonic impact, reward learning, or incentive salience? Brain Research Reviews 28(3): 309-369.

Berti S. and Schröger E., 2003. Working memory controls involuntary attention switching: evidence from an auditory distraction paradigm. Eur. J. Neurosci 17: 1119-1122.

Broadbent D. E., 1971. Decision and Stress. New-York, Academic Press.

Condray R., Siegle G. J., Cohen J. D., van Kammen D. P. and Steinhauer S. R., 2003. Automatic activation of the semantic network in schizophrenia: evidence from event-related brain potentials. Biological Psychiatry 54(11): 1134-1148.

Condray R., Steinhauer S. R., van Kammen D. P. and Kasparek A., 2002. The language system in schizophrenia: Effects of capacity and Linguistic Structure. Schizophrenia Bulletin 28(3): 475-490.

Escera C., Alho K., Schröger E. and Winkler I., 2000. Involuntary Attention and Distractibility as Evaluated with Event-Related Brain Potentials. Audiology and Neurotology 5(3-4): 151-166.

Giora R., 2003. On our mind: Salience, Context and Figurative Language. New York, Oxford University Press.

Grivois H., 1991. Naître à la folie. Paris, Les Empécheurs de Penser en Rond.

Holt D. J., Titone D., Long L. S., Goff D. C., Cather C., Rauch S. L., Judge A. and Kuperberg G. R., 2006. The misattribution of salience in delusional patients with schizophrenia. Schizophrenia Research 83(2-3): 247-256.

Kapur S., 2003. Psychosis as a State of Aberrant Salience: A Framework Linking Biology, Phenomenology, and Pharmacology in Schizophrenia. Am J Psychiatry 160(1): 13-23.

Kapur S., Agid O., Mizrahi R. and Li M., 2006. How Antipsychotics Work--From Receptors to Reality. NeuroRX 3(1): 10-21.

Kapur S., Mizrahi R. and Li M., 2005. From dopamine to salience to psychosis--linking biology, pharmacology and phenomenology of psychosis. Schizophrenia Research 79(1): 59-68.

Kuperberg G., Sitnikova T., Goff D. and J. H. P., 2006. Making sense of sentences in schizophrenia: abnormal interactions between semantic and syntactic processes. J Abnorm Psychol 115(2): 243-256.

Laurens K. R., Kiehl K. A., Ngan E. T. C. and Liddle P. F., 2005. Attention orienting dysfunction during salient novel stimulus processing in schizophrenia. Schizophrenia Research 75(2-3): 159-171.

Laurent J.-P. and Baribeau J., 1992. AERPs and clinical evolution of thought disorders over five years. International Journal of Psychophysiology 13(3): 271-282.

Lelekov T., Franck N., Dominey P. F. and Georgieff N., 2000. Cognitive sequence processing and syntactic comprehension. Neuroreport 11(10): 2145-2149.

Muller-Gass A., Macdonald M., Schröger E., Sculthorpe L. and Campbell K., 2007. Evidence for the auditory P3a reflecting an automatic process: Elicitation during highly-focused continuous visual attention. Brain Research 1170: 71-78.

Muller-Gass A. and Schröger E., 2007. Perceptual and cognitive task difficulty has differential effects on auditory distraction. Brain Research 1136: 169-177.

Näätänen R., 1992. Attention and Brain Function. Hillsdale, NJ, Erlbaum.

Schröger E., Giard M. H. and Wolff C., 2000. Auditory distraction: event-related potential and behavioral indices. Clinical Neurophysiology 111(8): 1450-1460.

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Shizgal P., 1997. Neural basis of utility estimation. Current Opinion in Neurobiology 7(2): 198-208.

Thom R., 1988. Esquisse d'une sémiophyisque. Paris, InterEditions.

 

 



[1] La saillance de la motivation  renvoie  au processus par lequel les stimuli associés à une récompense viennent  à capter l’attention  et deviennent  le but du comportement

[2] "D'abord, en un premier sens, on appelle cause ce dont provient une chose et qui est en elle; ainsi, l'airain est en ce sens la cause de la statue; l'argent est cause de la coupe, ainsi que tous les genres de ces deux choses. En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses; c'est à dire la notion qui détermine la quiddité de la chose, et tous ses genres supérieurs. Par exemple, en musique, la cause de l'octave est le rapport de deux à un ; et d'une manière générale, c'est le nombre et les éléments de la définition essentielle du nombre. Dans une troisième acception, la cause est le principe premier d'où vient le mouvement ou le repos. Ainsi, celui qui a donné le conseil d'agir est cause des actes qui ont été accomplis ; le père est la cause de son enfant ; et, en général, ce qui fait est cause de ce qui est fait ; ce qui produit le changement est cause du changement produit. En dernier lieu la cause signifie la fin ; et c'est alors le pourquoi de la chose. Ainsi la santé est la cause de la promenade..." Aristote, Leçons de physique, Livre II, Chap III, 3-5.

 

[3] La distinction saillance/ prégnance est proposée par R. Thom dans Thom R., 1988. Esquisse d'une sémiophyisque. Paris, InterEditions. en particulier le 1er Chapitre et  les pages 12 à 16. La prégnance est considérée par les gestaltistes comme l'expression des capacités autorégulatrices de l'organisme ; elle intervient, selon eux, dans tous les processus qui régissent les relations entre l'organisme et le milieu

 

[4] Pigeon-holing ou classement, cataloguer, classifier, étiqueter

 

Last changed: 06/12/2018 at 16:19

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